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Lucius revient

goldengate

Pour de nouvelles aventures à l’autre bout du monde. À suivre ici: https://lostinfogcity.wordpress.com

Premiers symptômes

Suis-je promis à une vie froide, une existence faussement bourgeoise, plate, triste, et aseptisée? Suis-je promis à une complaisance facile mais douloureuse, à sublimer mon morne quotidien en une extase des sens programmée ou à l’occulter par le confort, à poursuivre ces mêmes rêves de reconnaissance socio-intellectuelles? Une réussite latente, convenue, fade, réévaluée sans cesse à la hausse? Est-ce la convergence à laquelle j’aspire? Je fantasme sur l’autre existence, pleine de liberté, d’inconnu, de découvertes et de voyages. J’ai choisi de renoncer à cette existence.

Quel est l’origine des premiers symptômes?
Ah oui, je m’en souviens, cela paraît être une éternité alors que c’était il y a à peine six ans.
Mais en six ans il peut se passer une quantité folle de choses, d’évènements ou d’absence d’évènements. Une continuité d’évènements qu’on ne choisit pas, qui, sans pour autant être de nature dramatique, nous éloigne de ce que nous aimons, de ce que nous avons envie d’être, nous font regarder un passé idéalisé, flou et dépourvu de chronologie. Les moments d’étonnement se font rares et surgissent comme une réminiscence du passé.
Le 12 mars 2005 à 9h du matin, je me trouve dans les bureaux d’une grande société parisienne.
Une DRH me tend mon contrat de travail, un CDI plutôt bien rémunéré pour le jeune étudiant que j’étais, habitué à se nourrir de sardine à l’huile et de bière à 12 degrés.
Je signe. Ils achètent.
C’est la fin alternative de l’Auberge Espagnole, celle où Romain Duris reste au ministère des finances avec son personnel formaté, une fin qui ne mérite pas de suite, une renonciation aux rêves et à leurs réalisations.

De quoi sont constitués les premiers symptômes?
Stress, chiasse, vertige, crise d’angoisse, maux de têtes, dépersonnalisation, sensation de vacuité profonde et irréversible.

Quels sont leurs conséquences à long terme?
Tout ressemble à un paterne, toute perception, idée, ou concept se range facilement.
Tout paraît avoir un patron, et se décomposer dans un sous-système bien connu, qu’il s’agisse d’une architecture, d’un propos, d’un visage, d’un sentiment et même d’une journée.
Il s’agit plus d’une impression que d’un phénomène réellement démontrable. Cette perception omniprésente du paterne est directement liée à la lassitude d’une existence routinière.

D’où proviennent les symptômes?
Le monde des SSII est composé de missions, sur place (chez le client), ou à emporter (à la maison mère). Un employé doit être pleinement rentable et impute régulièrement sur un outil de saisie informatique de quoi sont composés ses mois, ses journées, demi-journées, parfois même ses heures…
On part donc régulièrement « en mission chez le client », une expression qui signifie qu’on vous a vendu comme de la viande (ou « de la matière grise » pour flatter votre égo et vous faire croire que vous allez réfléchir) à une autre entreprise (dans laquelle vous allez vous faire chier). Vous êtes « prestataire », ou pute des entreprises. Ne vous risquez jamais à dire « non »! Les désirs des clients, même les plus tordus (les désirs comme les clients), doivent être réalisés avec passion et intégrité, sous peine d’être considéré comme un déviant. Laissez-vous manipuler comme de la matière première à donner en pâture à la prochaine entreprise venue.

Quel fut le premier symptôme?
Je me souviens bien du premier jour de ma première mission. Fraîchement sorti de l’université, j’étais en poste comme « ingénieur » depuis quelques semaines lorsque je fus envoyé chez ERTZ, dans l’industrie de la défense.
Arrivé au sein d’un open space de ERTZ, je fus atterré par le climat de puérilité ambiant. Les ingénieurs faisaient des batailles de boulettes de papier en m’ignorant ostensiblement.
« Voilà ton bureau! » m’a dit Jean-Pierre. Me voilà au milieu d’une espèce de salle de contrôle des années 70. J’ai remarqué la présence d’un lance-missile. « Normal, on est chez ERTZ. » me suis-je dit. Le type a commencé à le manipuler agenouillé et m’a visé.
« Vous êtes sûr qu’il n’est pas chargé? »
Le truc avait l’air effectivement chargé. Il y trônait un gros missile, et ce type n’avait pas l’air du tout de savoir ce qu’il faisait. J’ai croisé les doigts pour qu’il arrête de jouer avec ce lance-missile. Il s’agirait tout de même d’un homicide involontaire particulièrement odieux.
Jean-Pierre m’a ensuite demandé de le suivre à son bureau, ou plutôt son box. Nous avons découvert un bureau recouvert intégralement de post-it, écran et clavier compris. Cela lui a pris 5 bonnes minutes pour les recueillir consciencieusement un à un, avec un air hébété faussement amusé et faussement gêné, comme s’il comptait les utiliser plus tard. Comme si le gâchis de papier le froissait. Comme si la potentielle et probable utilisation des missiles produits par son entreprise à des fins encore inconnues de nous autre pauvres extérieurs (mais aussi de lui-même) pouvait l’effleurer.
C’est pendant le repas de midi que j’ai compris que la situation était grave.
« Chez ERTZ, nous sommes le leader mondial de l’armement. » dit Jean-Pierre en me regardant tout sourire d’un air satisfait.
Je ne réagis pas.
« Si vis pacem, para bellum. »
Je l’ai regardé l’air un peu étonné.
« Qui veut la paix, prépare la guerre!
– Oui, je connais.
– C’est du grec. »
J’étais assis en face de ce connard, et je me demandais comment-on pouvait être con au point de débiter fièrement autant de conneries en si peu de temps.
Jean-Pierre, en guerrier bedonnant dans son costard et sa cravate à pois verts, avec sa moustache rose de mixture de fruits rouges et son visage poupin. Il serait le premier à se faire dégommer en cas d’attaque.
Plus tard après le déjeuner, quelqu’un a du m’accompagner pour que je puisse faire mes besoins. Une sombre histoire d’autorisations quand on a un statut aussi bas que le mien.
J’ai perdu toute autonomie.
Le soir venu, j’allais quitter les locaux quand Jean-Pierre me lance:
« Tu n’éteins pas ton PC? »
« C’est pas très écolo de laisser ton PC allumé toute la nuit! » renchérit-il devant mon absence de réponse. Attendait-il quelque chose comme « Qu’est ce qu’on s’en fout de l’écologie? On travaille sur des missiles! »
J’ai préféré me taire.
La situation semblait désespérée. Mais ça n’était que le commencement.

Pourquoi les SSII ont des noms qui ne veulent rien dire?
Tout simplement parce qu’elles ne sont, pour la plupart, pas spécialisées dans un domaine précis. Autrement dit, pour pouvoir fournir la palette la plus large de service qui soit. En général on retrouve les secteurs suivants: Aérospatial, Défense, Automobile, Énergie, Transport, Finance, et Télécom.
Prenons le cas de mon entreprise. Appelons là Expert Ingénierie: le nom réel n’en dit pas plus. Il pourrait être remplacé par n’importe quoi tant que les initiales sont conservées. D’ailleurs, la boîte a déjà changé de nom plusieurs fois. Je soupçonne même certaines SSII de choisir leur nom en fonction de l’ordre alphabétique (Altrin, Altin, Aptos, Assystés..) pour paraître prioritairement dans la liste des entreprises pour les salons d’embauche, les magazines…
Concernant votre travail, peu importe en quoi il consiste, il faut le faire le plus vite possible pour satisfaire le client. La phrase suivante, extraite de la plaquette de Atus Origin réceptionnée lors d’un salon de l’embauche, décrit bien ce concept: « Turning client vision into result ». Amen.
Notre travail n’est pas visible mais il est omniprésent. Du système d’information des banques jusqu’au système embarqué des avions en passant par les satellites, les ERP, les voitures comme les chars d’assaut, les bornes interactives comme les missiles, l’installation et le câblage d’une salle informatique comme les études de forage pétrolier ou les études spatiales. Nous sommes derrière chaque système, chaque sous-système, chaque système de système. Nous sommes dissimulés derrière nos écrans cathodiques pourris, perdus au trou du cul de l’Ile de France.
La moyenne d’âge ici est de vingt-cinq ans. Les managers adorent les jeunes diplômés, c’est eux qui se forment le mieux (et qui acceptent de travailler à un salaire aussi bas jusqu’à ce qu’ils s’en rendent compte et qu’ils s’en aillent).
J’ai même un collègue qui travaille le jour, la nuit et le week-end avec une rémanence permanente du logo « Renault » sur un écran CRT datant d’une époque que je pensais révolue.
Nous faisons tout et nous ne faisons rien.
Vous êtes traducteur: une banque sollicite la traduction d’une documentation.
Vous êtes graphiste: vous retouchez des screenshots pour pipoter un document.
Vous êtes manutentionnaire: charger/décharger un camion, déménager/installer une salle informatique.
Vous êtes technicien de maintenance: un tournevis et un fer à souder, et c’est parti on répare son PC.
Vous faites la hotline: oui, oui, on a bien vendu une assistance technique avec hotline.
Non, vous ne rêvez pas, vous êtes bel et bien prestataire de services.
« Vous êtes la merde de ce monde prête à servir à tout. » Fight Club, exception faite des combats, malheureusement.
Bienvenue dans l’univers des SSII.

Comment se retrouver à faire un travail dont on n’a pas voulu? (Phénomène certes très fréquent)
Tout a commencé à cause d’un salon de l’emploi auquel je n’avais d’ailleurs pas spécialement envie d’aller. Mais voilà, les DRH sont comme des piranhas, elles se jettent sur tout ce qui bouge (et de préférence qui a l’air jeune). Elles parcourent les CV avec leur grille de mots clés. Si ils correspondent, elles ne vous lâchent plus. C’est ce qui m’est arrivé.
Je me suis alors retrouvé dans une file d’attente à Altrin (ou Altin) de jeunes ingénieurs en costard, attendant qu’on les appelle. On est reçus dans un bureau étroit par des « managers » qui ont plus l’air de conseillers pôle emploi qu’autre chose. J’ai été noté sur mon apparence, à proprement parlée, puisque je n’obtiens qu’un B pour cause de non port du costume. Celui-ci est compensé par mon dynamisme grâce auquel j’excelle avec un A. Ils me rappelleraient trois mois plus tard pour me proposer une mission sans aucun rapport avec mes compétences que je refuserais aussitôt.
Les invitations pleuvent. Chez Colfrumi, il y avait une soirée à thème à l’attention des jeunes diplômés: pizza et quizz rugby au programme, avec beaucoup d’alcool. J’ai passé mon entretien alors que j’étais déjà bien éméché. Par chance, le manager était plus saoul que moi. En plus, il ne savait absolument pas de quoi il parlait. Il m’a alors invité à venir visiter le siège de Colfrumi le lendemain.
L’entretien a commencé par un test que j’ai réussi plutôt brillamment selon le manager (j’obtiens pourtant la note moyenne de 10/20). À croire qu’ils sont habitués à la médiocrité chez Colfrumi (ce que je n’allais pas tarder à vérifier).
Il s’en est suivi une visite des locaux. Je circulais dans divers salles toutes plus froides les unes que les autres. Les ingénieurs étaient disposés comme s’ils travaillaient en usine. Les bureaux (par bureau j’entends une table avec un PC et une chaise) étaient disposés par rangées tous dans la même orientation. Tout le monde arborait un air renfrogné. La mauvaise humeur planait. Les ingénieurs s’affairaient devant leur terminaux connectés à des téléphones portables. Comme à l’usine. Comme c’est triste.
Puis arriva le 12 mars 2005, le jour de l’origine des symptômes.

Et la vie de famille, ou de couple?
Les gens attendent en général de devenir manager avant d’avoir des enfants.
Quant aux ingénieurs, la plupart sont célibataires. Je me souviens d’ailleurs d’avoir menti à ce sujet lors de mon entretien d’embauche en disant que j’étais célibataire pour maximiser mes chances.

Et pourtant, les informaticiens façonnent le monde de demain.
Ils créent de nouvelles manières de travailler, de nouvelles manières de penser, de nouvelles manières de construire. L’automatisation étant au cœur des préoccupations.

8h35, à la Gare Montparnasse, je suis coincé entre le tripode et les volets des portiques de la RATP. Le flot des gens me contourne, non réceptif à mon regard perdu tentant d’attirer vainement l’attention d’une âme charitable. Que pourrais-je dire?
« À l’aide! »?
Trop risible, J’opte pour un:
« S’il vous plait! », d’un ton faible et mal assuré.
Une femme trop pressée s’engage malencontreusement vers le portique dans lequel je suis coincé avant de s’apercevoir de ma présence.
« Allez! Il faut y aller! » Elle s’adresse à moi comme si elle parlait à un enfant qui ne voulait pas aller à l’école et qui venait de trouver une ruse pour y échapper. Et si seulement…

9h14, quelque part dans les Hauts-de-Seine. Des visages cadavériques, pâles, écœurés, endormis, découragés, à l’abandon et égarés. Ça pue. Le bus bondé regorge d’une génération de jeunes gens qui a troqué ses rêves contre un studio (au mieux un F2) à Paris intramuros et contre un coefficient hiérarchique au sein d’une entreprise du CAC 40 (ou du Small’90 pour les moins chanceux).
À l’approche de la zone d’activité, la nervosité s’accroit dans le bus, les regards se braquent sur les montres à intervalle de 10 secondes, les jurons fusent, l’agitation grandit dans la navette. Les cadres sont pris de soubresauts nerveux, baignants dans une atmosphère de sueur.
Les portes du bus s’ouvrent. C’est la ruée. Tout le monde va être en retard! Tout le monde se met à courir.
Cours petit cadre, cours! Cours à ta perte!

9h32, devant le siège de Expert Ingénierie, cet énorme bloc massif sans aucune recherche architecturale. Je contourne l’énorme Mercédes du patron, garée juste devant les marches à l’entrée du bloc.
À noter: son chauffeur est presque aussi gros que lui.

9h33, dans le hall d’entrée. J’esquisse un sourire à l’attention de la nouvelle réceptionniste, une bombasse accro aux jeux en ligne. C’est pas possible, elles sont castées! Elle ne me remarque pas.

9h36, dans l’open-space, ce cher open-space. Je procède au traditionnel tour de salutation des collègues. Je récolte au mieux de l’indifférence, au pire un sourire d’hypocrisie ou un rictus de mépris.
Dans notre équipe, il n’y a pas de gros, pas de noirs, pas d’arabes, pas d’étrangers quels qu’ils soient, pas de handicapés, pas de femmes, pas de vieux, pas d’homosexuels, pas de juifs, pas de dyslexiques. C’est la plus saine des équipes de la compagnie. C’est d’ailleurs la plus rentable. S’ils savaient que j’ai des origines juives…

9h42, devant le lavabo des toilettes. Je me lave les mains quand un puissant déchirement sonore emplie mon oreille droite. Un jeune cadre en costume décharge toute sa hargne envers le rouleau de serviette en tissu des toilettes. Il déroule des mètres de rouleau sans plus s’arrêter. Chaque cadre se défoule dessus comme sur une balle anti-stress. C’est un phénomène fréquent. Il est pourtant écrit sur le boitier: « tirer doucement avec les deux mains ».
Je comprends et j’approuve cet acte risiblement subversif de dégradation des locaux. Je vais d’ailleurs de ce pas me sécher les mains avec rage.

10h15, à la machine à café, dans une petite salle de 7 m2 à peine plus grande que ma dernière mansarde. Nous échangeons des mondanités et des blagues en tâche de fond, probablement à propos du cours de l’immobilier ou des tribulations de la parentalité, deux sujets qui m’indiffèrent au plus haut point.
À noter: on ne peut pas s’assoir à la cafétéria. Ceci est fait pour maintenir les équipes à leur taux de productivité maximum. Pas de distraction.
Tout est au service de la productivité immédiate. Le processus d’embauche et de licenciement est tellement rodé qu’il est rentable de prendre quelqu’un pour une semaine.
Une fois le café ingurgité, on retourne travailler. De toute façon il fait bien trop chaud pour rester dans cette salle exiguë décidément inhospitalière.

10h17, devant mon poste dans mon petit box au milieu de cet open space géométrique. Je me trompe trois fois de mot de passe et ma session informatique se bloque. Je ne peux pas travailler. Je passe la matinée avec la DSI (Direction des services informatiques) à tenter de réinitialiser ma session.

12h00, ma session est à nouveau active.
« On va manger? » lance un collègue plein d’entrain. C’est le signal. Inutile de résister à cet appel, cela n’engendrerait qu’une concentration de collègues insistants agglutinés dans mon box qui ne se dissiperait seulement qu’après m’avoir coopté.

12h15, au réfectoire pour le « déjeuner ». Je franchis la porte qui mène au restaurant d’entreprise. Le mélange des odeurs des cuisines me donne la nausée, comme d’habitude. Normalement ça devrait passer après quelques gorgées de Coca.

12h16, je passe devant les cuisines. Habituellement la porte est fermée, mais aujourd’hui quelqu’un a du oublier de respecter les consignes de la direction. Des noirs s’affèrent en cuisine. Ils parlent très mal français et travaillent à une allure effrénée dans une chaleur insupportable.
Ah, le mille feuille ethnique de Expert Ingénierie! En cuisine, les africains, au rez-de-chaussée les femmes de ménage portugaises, au premier étage à la surveillance du bâtiment, des maghrébins. Beaucoup d’asiatiques aux étages suivants: ils sont doués en informatique et ils ne se mêlent pas aux autres, qualité appréciable dans l’univers du développement informatique. Au neuvième, c’est la direction des ressources humaines. On y trouve de jeunes créatures féminines particulièrement délicieuses et antipathiques. Au dernier étage (le dixième) – étage auquel je n’ai jamais mis les pieds – c’est la direction. On ne trouve pas de femmes à cet étage. Normaliens ou polytechniciens, presque tous portent des noms à particule. Et enfin l’exception qui confirme la règle: au sommet, le grand patron: un ouzbek. Obèse et proche de personnalités politiques, il est considéré comme un parvenu, un self made man. Voiture de fonction, appartement de fonction immense en plein Paris, il sort fraîchement d’une affaire douteuse dans laquelle il était poursuivi. Mais il est bien là. Le gros Ulugbek est toujours là. Plus gros que jamais.

12h17, au buffet. Les menus sont toujours les mêmes, au bout de dix jours maximums ils se répètent. J’évite la dorade parce que le verso n’est jamais cuit. Quelques carottes. Et enfin je m’empare précipitamment d’une bouteille de Coca que j’entame immédiatement, réprimant ainsi in extremis un indomptable relent acide.

12h19, à la caisse. Altercation avec l’hôtesse de caisse. Elle refuse de me laisser passer car mon solde est négatif. Il affiche « -0.96 » euros. Je n’ai pas de liquide sur moi. On ne peut pas payer par carte. Je regarde autour de moi, les regards des gens de la file se détournent. J’insiste, je ne vais pas démissionner pour si peu, quoique je devrais. Elle appelle son supérieur hiérarchique. Mon air mauvais suffit à le convaincre de me laisser passer. Les gens autour de moi s’impatientent, ils s’agitent nerveusement en prenant soin de ne pas me regarder. Tout est dans la suggestion.

12h35, à table. Le volume sonore est asphyxiant. Les couverts, les assiettes et les verres s’entrechoquent. Le mélange des conversations alentours rend la communication très difficile dans cet espace confiné. Il est impossible de communiquer avec un voisin de table indirect, bien que le mobilier ait été choisi selon des critères ergonomiques.
Il est donc important de bien choisir sa place: loin des chefs pour éviter les conversations professionnelles, loin des dépressifs et loin des hyperactifs. La proximité des murs réduit le risque de connexité.
Le repas de midi me fait l’effet de la réunion d’une meute apprivoisée. Personne n’est à l’aise. Les mâles dominants que sont les chefs vérifient pendant le repas que tout est en ordre, que personne ne dérape, et mènent la conversation. Chaque propos est pesé. Le malaise est palpable mais est enrobé par une bonne humeur factice et cordiale. Ce dictat de la bonne humeur me ronge. Personne n’en parlera jamais. L’équipe est intelligemment soudée de manière à diviser et individualiser tout le monde. Même en l’absence des supérieurs les rapports sont altérés. En aparté, la hiérarchie se faufile invisiblement au sein du sous-groupe, chaudement tapie à l’intérieur de nos cervelles soucieuses de ne pas la froisser. Elle est présente malgré l’absence physique des chefs. Je ne suis plus moi-même.
La magie opère.
Par ailleurs, le management par la bonne humeur artificielle fait des miracles: les décisions les plus odieuses passent tellement plus facilement avec un sourire décomplexé.

12h37, comme un goût de putréfaction dans ma bouche. La mayonnaise a du tourner. Je n’ai définitivement plus faim.

12h58, café. Le café est dégueulasse.
« T’étais en arrêt maladie? » me lance mon supérieur hiérarchique. Je croyais que cette question m’était adressée afin de prendre de mes nouvelles. J’étais effectivement au plus bas ces derniers jours.
« Moi, je ne suis jamais malade. » ajoute-t-il avant que je puisse répondre quoi que ce soit.

13h02, devant mon poste. C’est le début de la lutte contre le sommeil. Je me demande pourquoi je lutte encore.

14h05, mon manager s’approche tortueusement de mon box. C’est mauvais signe: il a quelque chose à me demander, il a besoin de moi. Il est trop tard pour fuir ou me cacher lâchement sous mon bureau. Je prends mon air le plus concentré, captivé et impassible devant mon écran.
« Lucius? ». Le mode interrogatif me fait sentir qu’il a quelque chose à me proposer. Encore une mission? Où? Quoi? Pour combien de temps? Que faire? Je suis pris au piège dans mon box.
Refuser une mission, c’est un peu comme si vous étiez une actrice de hard et que vous vous permettiez de refuser certaines pratiques sexuelles. Vous verrez donc votre manager vous dire en fronçant des sourcils: « Comment cela Lucius, vous refusez la sodomie? », une pratique pourtant incontournable dans l’univers de la prestation de services.
Ouf! Il vient seulement aux nouvelles, s’assurer que je suis dans les temps sur mes multiples projets.

14h45, devant mon poste. Je sue, c’est l’angoisse. Je ne vais pas y arriver. Les délais sont serrés. L’envergure et la complexité du projet me submergent. Il faut que je demande de l’aide quitte à perdre ma dignité.
Je suis le dernier des élèves dans une classe de premiers. Il n’y a pas de classement officiel, mais un jour je serai démasqué (si ce n’est pas déjà le cas).

14h59, absence totale de complicité au sein de l’équipe. Je suis seul face à mon désespoir.

15h03, je tente de me ressaisir. Il faut desservir l’immédiateté. La réflexion a cédé la place au réflexe depuis bien longtemps.

15h12, réception d’un email de la CGT: « À Expert Ingénierie, les jeunes ingénieurs sont en situation de souffrance professionnelle liée à la surcharge de travail. Les cas de dépressions se multiplient, ainsi que les licenciements, non-remplacements et départs négociés. »
De toute façon, une rumeur court: la boîte va être démantelée. Je vois enfin le bout du tunnel.

15h15, annonce de la pause café. « Café! », lance un collègue avec enthousiasme. Je ne parviens pas à y échapper, une fois de plus. « ca »- « fé »: ces deux syllabes me hantent. Elles sont le reflet de ma résignation face à mes collègues. D’autant plus que je ne bois même pas de café.

15h17, pause café (cf. 10h15).

15h23, j’intercepte une conversation intéressante sur le chemin des toilettes. Une jeune fille neurasthénique parle discrètement à son collègue au visage inquiet. Il s’agirait d’un futur plan de licenciement. Est-ce la réponse fulgurante de la direction à la CGT? Voilà une très belle illustration du néologisme « proactif » (anticiper et prendre des décisions avant qu’une situation dégénère), qualité très prisée chez les cadres. Une liste de noms égarée dans une photocopieuse circulerait déjà. La perspective d’y figurer m’enchante.

15h28, aux toilettes. Il y a un urinoir et trois cabinets. Il faut savoir que nous sommes une cinquantaine à l’étage et que tout le monde décide de se rendre aux toilettes au même moment. Ceci n’a rien d’étonnant étant donné que nous sommes rythmés de la même manière: nous ingurgitons les mêmes aliments aux mêmes heures.
C’est donc au moment des premières contractions de mon rectum qu’un collègue a choisi de se lever pour aller au toilette, lui même probablement atteint des mêmes symptômes.
Certaines règles régissent cette pause un peu particulière:
– Rester dans l’anonymat sur le chemin des cabinets, y compris au retour. Ne pas croiser un collègue, à plus forte raison un collège de sa propre équipe. C’est la condition sinequanone pour garder l’esprit tranquille.
– Amortir la chute des selles avec quelques couches de papier. Certains cadres dérogent à la règle. Peut-être se sont-ils déjà fait prendre et n’ont plus rien à perdre?
– Chaque crotte est un travail consciencieux, méticuleux, appliqué. À chaque crotte vous jouez votre carrière. Vous n’êtes pas à l’abri d’un pet, bruyant, déchirant le silence studieux des toilettes, qui résonnerait dans l’oreille de votre voisin de cabinet. Le pet, que sa nature soit volontaire ou non, est un risque professionnel inconsidéré. Un malheureux pet peut vous décrédibiliser professionnellement à tout jamais. Personne ne vous le fera jamais remarquer, mais le regard de l’autre a changé. Son sourire discret vous nargue. Il sait.
L’anonymat aux toilettes est capital.
À noter: Les chefs ne vont jamais aux toilettes. Ils ont bien trop à perdre sous la menace du pet. Peut-être existe-t-il des toilettes spéciales pour chef, comme pour les instituteurs au primaire?

16h09, Atrophie des tissus cognitifs, électroencéphalogramme plat, mort cérébrale. Mon regard est vitreux, figé derrière mon écran gris. Aucune information ne transite le long de mes synapses. Les liaisons nerveuses de mon cerveau sont paralysées.
À noter: pas d’érections aujourd’hui, stimulations inexistantes.

16h35, je me demande si je peux faire jouer mon assurance vie en cas de suicide. Je suis certain qu’une clause bien cachée doit préciser que seules les morts accidentelles, naturelles, ou liées à la maladie sont couvertes.

17h02, un collègue intrusif s’introduit dans mon maigre espace de travail. Ce collègue est un androïde. Son regard est froid, perçant, plein de dédain à l’égard de l’espèce humaine qu’il ne comprend pas. Sa diction est insupportablement rigide, agressive et condescendante, comme les petits ricanements qui s’échappent régulièrement de lui, accompagnés d’un rictus détestable.
Demain midi, au moment du déjeuner, je m’emparerai d’un couteau à viande du restaurant de l’entreprise, et je lui entaillerai profondément un bras. Je suis persuadé pouvoir en extraire des câbles électriques (ou du sang vert s’il s’agit en fait d’un alien). Même si je me trompe, avec un bras mutilé il tapera certainement moins fort sur les touches de son clavier durant l’après-midi pendant la digestion. Et cela aura également pour effet de stopper ses petit ricanements de mépris. Sale nerd!
Il me tend fièrement sa nouvelle carte de visite dont je n’ai éperdument rien à foutre. Son titre y apparaît en gras dans une police Helvetica: « Technical Manager ». Ça n’a aucun sens. Il n’a pas l’air de s’en rendre compte, le pauvre.
Il prend ensuite le contrôle de mon ordinateur pour « réaliser des tests ». « Ça ne prendra pas longtemps! ». Il aime prendre le contrôle. Il me retire ainsi le peu d’autonomie et d’espace privé dont je disposais encore. Je le laisse faire docilement.

17h08, réception d’un mail ayant pour objet: « Déménagement ». On va encore déménager! D’ailleurs, nos futures places sont déjà attribuées comme si nous étions sous tutelle. Les déplacements/déménagements sont fréquents pour dissoudre les affinités afin de conserver au mieux une ambiance de travail. Cette fois-ci, j’hérite de la pire place: je serai astucieusement placé juste à côté de mon chef. Perdu!
Il s’en suit la réception d’un autre mail « Formation management ». Ah, je ne devrais pas concerné. Curieux qu’il m’ait été adressé. Je regarde les intitulés de formation: « Maîtriser les conflits », « Accompagner le changement », « Prendre la parole », « Gérer son temps », « Gérer son stress ». Le tout en 3 jours. Mon préféré reste « Les clés du marketing » (en 2 jours seulement, ça fait rêver!).
Je regrette de ne pas être manager pour pouvoir me délecter de ce savoir capital.

17h13, un échange verbal a lieu à proximité de mon box. Je n’intercepte que des bribes de la conversation.
Chaque collègue a son expression récurrente du moment. Parmi celles-ci on peut citer aujourd’hui:
– « retrouver ses bébés ». J’aime cette analogie empruntée à la sphère animale.
– « Visez l’artiste! ». En parlant du travail effectué. Irritant de vanité quand il s’agit du sien (cas le plus fréquent).
J’ai également entendu un collègue dire spirituellement: « Les petites rivières font les grands fleuves. » Qu’est ce que tu en sais connard? On est prisonnier de cette zone d’activité depuis une éternité.

17h34, les sonneries de téléphone sont incessantes. Toutes comportent un thème plus ou moins aventureux, comme si nous vivions soudés un périple passionnant, celui d’une entreprise qu’il revient à nous salariés de porter vers des hauteurs vertigineuses. Ces petites sonneries vaillantes et irritantes polluent cette prison ouverte qu’est l’open space.
Certains collègues n’ont pas le choix, ils doivent se rendre au travail ayant une famille à assumer. Je ne comprends pas mes collègues célibataires. Que foutent-ils encore là? Je me retourne la question.

17h43, mon voisin de table sort son blackeberry gracieusement offert par l’entreprise (abonnement compris).
En équipant ses employés de blackberry, l’entreprise gagne chaque jour 60 minutes de travail supplémentaire par employé.
Il s’ensuit une conversation incompréhensible truffée d’anglicismes.
C’est devenu la base de la crédibilité professionnelle: plus on débite d’anglicismes, plus on donne l’impression de maîtriser un sujet. On dégage une certaine familiarité avec ce qui se fait de plus actuel, invitant l’interlocuteur à surfer lui aussi sur la vague hype et enivrante des nouvelles méthodes de management à l’américaine.
Ces nouvelles méthodes de management dites « agiles » font fureur ces derniers temps. Ce mot apparaît de plus en plus souvent: on parle de développer « agilement », ou de support « agile ». On imagine alors très bien un ingénieur se contorsionner frénétiquement dans d’improbables positions pour palier à sa charge de travail. Certaines entreprises en ont fait leur slogan: « Sogeti, so agile ».
Ces nouvelles méthodes encouragent par exemple une équipe à travailler en binôme sur le même poste. Très judicieux dans la mesure où chacun se surveille. Il s’agit également d’intégrer « le client » dans le cycle de développement d’un produit.
Notes: définition du « client »: concept pour désigner l’agitation, la menace, la source du stress.

18h01, j’épluche des mails personnels vieux de plusieurs années, l’époque où j’avais encore une vie palpitante, où les (mauvais) choix n’avaient pas encore été effectués. Une époque qui permettait le rêve, les excès, la spontanéité… L’insouciance et l’exaltation.
L’image du travail tel que l’évoquait Thoreau (à savoir l’homme qui jette une pierre par dessus un mur et en fait le tour pour recommencer indéfiniment l’opération) présente, au delà de la similitude dans l’inutilité du travail accompli, trois avantages non négligeables:
– l’absence de hiérarchie
– la solitude (pas de dérangement)
– le travail à l’extérieur, préservé de l’enfermement.
C’est pourquoi je choisirais cette option si ce type de « travail » existait.

18h26, je n’en peux plus. C’en est trop. Je regarde l’horloge de mon ordinateur en attendant la fin de la journée. Je n’ai plus envie de rien à part quitter ces locaux. Ça fait plus d’une demi heure que je regarde les minutes défiler. Je ne supporte plus l’impression d’être dans une grande garderie pour adultes dans laquelle les individus attendent que la journée (la vie?) se termine. Je vais exploser. J’ai envie de poser une bombe au sous-sol, je rendrais service à la majorité du personnel, à commencer par moi-même. Les employés me seraient reconnaissants. L’un d’eux a-t-il peut-être même déjà pris cette initiative et se met à l’ouvrage en ce moment même.
L’explosion du bâtiment raisonne dans ma boîte crânienne. Je ne peux m’empêcher d’esquisser un sourire devant la vision d’apocalypse de Expert Ingénierie en cendre, les rares survivants le visage inondé de larmes devant cette vision d’horreur, laissant échapper des gémissements entrecoupés de spasmes, narrant au téléphone un récit décousu de l’explosion.
Je croise les doigts.

18h30, je balaye l’open-space du regard. Tout le monde est nerveusement cloué à son fauteuil. Mais pourquoi travaillent-t-ils aussi tard? J’ai entendu dire qu’on pouvait gagner jusqu’à 150 000 euros de dommages et intérêts sur quelques années pour heures sup’ non autorisées.
Les petits malins! Il va quand même falloir en faire un paquet pour gagner une telle somme… Ne lâchez rien les gars!

18h34, il faut que je mette un terme au renoncement de soi.
Je n’ai qu’à prendre un collègue à part, et lui dire que cette vie de merde me pèse. Arrêtons! Maintenant! Ça ne tient qu’à nous. Quelques coups de fil et je suis sûr qu’on peut avoir pour ce soir suffisamment de coke pour nous rendre définitivement invalide dans le monde du travail. Ce soir on se défonce! Ce soir on baise! Ce soir on vit!
Je visualise le visage incrédule de ce collègue. Entre la gêne et le mépris. La transparence bien pensante… Il n’en a même pas envie.
Couille molle, ce soir j’irai sniffer seul.

18h45, je me lève discrètement afin d’éviter un collègue hyperactif (qui prend le même bus que moi) pendant qu’il est aux toilettes.
« Tu prends ton après-midi? » me lance mon supérieur hiérarchique à qui mon départ n’a pas échappé. Je fais semblant de ne pas relever.

18h47, les portes de l’ascenseur se ferment. Je vais enfin pourvoir savourer quelques minutes de solitude, d’anonymat, et d’absence de sollicitation.
Mais les portes sont retenues par quelqu’un à l’extérieur de l’ascenseur. Je découvre le visage radieux de mon collègue intrusif. Je suis sûr qu’il a plein de choses à raconter. On est partis pour une heure et quart de conversation unilatérale forcée. Quand acceptera-t-il cet accord tacite qui stipule qu’en dehors des heures de travail, rien ne nous oblige à nous connaître?

19h06, dans le RER. Je n’ai plus envie de parler à mon collègue intrusif. Je vais le lui faire comprendre ce soir. Je sors un magazine de mon sac, un numéro spécial sur Jim Morrison. Je connais déjà son histoire par cœur mais ça peut pas faire de mal. Mon collègue s’empare subrepticement du magazine. Le RER parcourt les stations de la ligne A pendant qu’il feuillète imperturbablement les pages du magazine. Je sais pertinemment qu’il se fout de Jim Morrison. Pourquoi fait-il ça? Je ne parviendrai pas à récupérer mon magazine avant sa sortie du RER.

20h04, dans le bus. Autour de moi, les visages sont blasés, vidés, comme le mien. Les voyageurs les plus vigoureux s’aventurent à tripoter leur téléphone cellulaire sans conviction.
Seule une fille insupportable exhibe volontairement sa vie misérable, son mal-être, son angoisse, à l’occasion de ce trajet quotidien que nous partageons regrettablement. Elle s’agite, tape du pied ostensiblement pour se libérer de son angoisse et nous la faire partager intentionnellement. Elle nous communique son adversité. Je la hais.
Existe-t-il un monde libre d’accès, où les interactions sociales ne sont pas les mêmes? Jamais le niveau d’individualisme et de stress n’ont été aussi importants.
Il est peut-être temps de se rendre compte que le modèle socioéconomique occidental tel que nous le connaissons garantit une existence vaseuse à la grande majorité des individus la composant. Cadres y compris, n’en déplaise à ces derniers.
De la viande jeune et bon marché. Je me sens avarié.
Ça me fait penser qu’il faut que j’aille faire les courses.

20h26, je sors du bus. C’est la fin d’une journée de travail. Une libération. Je ressens un plaisir intense comme lorsqu’on enlève des chaussures trop petites qu’on a du porter une journée entière. Bien au delà du soulagement, mon esprit endolori éprouve une jouissance symptomatique de la terminaison de sa captivité.

20h32, il me faut absolument du PQ et du savon. Au supermarché, je cherche du PQ et du savon. Je ressors avec une multitude de produits, excepté le PQ et le savon.

21h45, j’ai fini de manger sans appétit.
Je réfléchis à cette dernière journée.
Je repense au déguisement de l’optimisme qu’arborent les visages de mes jeunes collègues. Puisse la réalité leur venir en aide en les rattrapant. Leurs visages motivés camouflent le caractère latent de la futilité de nos entreprises et l’inutilité de nos existences.
La source de création des objectifs professionnels est une longue chaine de directives dont le siège de réflexion m’est inconnu, et probablement inexistant. Une chaine constituée de personnes dociles et insouciantes, à l’aise avec elle-mêmes, qui prennent leur rôle – leur métier – à cœur.
C’est pathétique.
J’ai fait plus de boîtes en seulement deux ans que mes deux parents réunis dans toute leur vie. Je ne sais même plus quel est mon champ de compétence.

22h45, devant le miroir de ma salle de bain. J’arrache mon premier cheveux blanc. Je le conserve précieusement pour le joindre à mon prochain relevé d’activité.

La femme dans le RER

« Arrêtez avec votre combine. »
J’ai ouvert les yeux. J’ai senti une pression sur mes cuisses. Une femme d’origine africaine se tenait devant moi, courbée, son visage à la hauteur du mien. J’étais assis. Elle prenait appuie sur mes cuisses. La quarantaine, visiblement active, bien habillée, maquillée, elle se rendait probablement à son lieu de travail, tout comme moi. Je sentais les vibrations du RER sous mes cuisses à travers la vieille banquette mal molletonnée de la rame. Je me suis frotté les yeux en tentant de reprendre conscience.
« Je vous demande pardon? » dis-je.
En effet, je n’étais pas sûr d’avoir bien compris, bercé par le doux et régulier ronron du RER filant sur la voie et le flot continu des conversations des voyageurs.
« Je vous demande d’arrêter avec votre combine. » reprit-t-elle avec un air déterminé, me souriant légèrement. Elle lâcha mes cuisses et pris place sur le siège face à moi. Elle attendait visiblement une réponse de ma part. Ses yeux noirs me fixait toujours ainsi qu’un statique sourire en coin.
« Euh… Je suis désolé… Je ne suis pas sûr de comprendre où vous voulez en venir…
– Si vous ne comprenez pas, alors on arrête. »
J’ai noté l’utilisation du pronom sujet « on » qui laissait suggérer quelque chose de commun, mon implication volontaire dans cet échange.
« On arrête. » me suis-je senti contraint de répondre. J’aurais pu utiliser la formule « Arrêtez! », mais je la trouvais inadéquate. J’avais trop peur de la froisser et que la situation dégénère, qu’elle m’accuse de quelque chose que je n’avais pas commis, ce qui était déjà un peu le cas.
« Très bien, on arrête. » me répondit-elle avec un air de satisfaction, comme si elle savait à l’avance qu’elle allait sortir victorieuse de cet échange, et comme si elle détenait une information capitale me concernant.
Elle s’est levée et est allé s’assoir plus loin dans la rame.
Je me suis fait la réflexion qu’il y avait décidément de plus en plus de gens dérangés dans les transports. Mais cette fois était différente des autres. D’habitude, on repère les personnes perturbées, on les identifie clairement. Le cas de cette femme était plus subtil. Elle se fondait parfaitement dans la masse, en l’occurrence ce matin dans la masse des actifs rationnels allant au bureau. Cette femme ne sentait pas l’alcool, n’avait pas l’air droguée, n’était ni une mendiante, ni une sans-abris. S’agissait-il d’une variante perverse d’une forme de paranoïa? Jouait-elle avec les voyageurs pour les devancer, avant qu’elle ne se sente elle-même persécutée? Était-ce une forme de test? Un test qu’elle se devait de réussir à chaque fois pour préserver son précaire équilibre mental?
Semer le doute dans l’esprit égaré des voyageurs, profitant de leur faiblesse matinale lié au manque de sommeil, telle est la raison de sa présence dans le RER. Elle frappe pendant l’assoupissement des voyageurs.
Le visage blafard, des cernes profondes, je devais même probablement sentir encore un petit peu l’alcool que j’avais ingurgité la veille. Ce matin, j’étais la cible rêvée, une proie facile. Était-ce la première manche? Le trajet était encore long, et je pouvais la voir assise à quelques places de la mienne, me tournant le dos.
J’ai choisi de ne pas rentrer dans son jeu. Cette femme était folle et il s’agissait simplement d’une folie moins démonstrative qu’à l’habitude. J’ai fermé les yeux.

Le RER arriva au terminus. J’ai noté que la femme avait disparu. J’ignorais à quel arrêt elle avait bien pu descendre. Une enveloppe blanche avait été déposée sur le siège voisin du mien. Mon nom en caractère manuscrit avait été écrit au milieu de l’enveloppe. L’enveloppe m’était adressée. Je l’ai ramassé en tentant de comprendre ce que cette enveloppe faisait là, si elle provenait bien de cette femme, et comment elle pouvait connaître mon identité. J’ai extrait de l’enveloppe une page pliée en trois… complètement vierge! C’est tout ce que contenait l’enveloppe, une unique page vierge, vide de sens, comme en cet instant mon être m’en faisait l’impression. Après avoir scruté l’enveloppe et la page sous tous les angles sans rien découvrir de plus, j’ai tout déchiré et m’en suis débarrassé.

La navette interdite

Cette nouvelle m’a été inspirée par une interminable attente de bus lors d’une de mes innombrables missions.

Patrick est en prestation chez Détresse Technologie (« en presta’! » comme on dit dans le jargon des SSII). Il se trouve au Pont de Sèvre et attend son bus sans convictions. Il fait nuit et particulièrement glacial en cette matinée du mois de décembre. Le bus tarde, comme d’habitude. Les gens s’agglutinent à l’arrêt. Patrick s’extrait de la foule. On va quand même pas jouer des coudes pour pouvoir aller travailler! Il regarde cette masse informe dans laquelle personne ne se reconnaît ou ne veut pas se reconnaître. Les gens regardent le sol, acceptent leur condition. Ce matin, Patrick n’ira pas travailler.
Une navette s’approche de l’arrêt et s’arrête.
Il est écrit « Navette interdite » sur la portière. Le « s » de « intersite » avait était remplacé par un « d ». Patrick se frotte les yeux pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’un tour de son esprit. Il sourit, il trouve l’initiative amusante.
La portière coulissante s’ouvre grand et laisse apparaître une dizaine de trentenaires en train de picoler dans une ambiance chaudement festive. Ils chantent à tu-tête quelque chose comme une paillarde.
« Venez vous en prendre une! » lâche l’un.
« Sales actifs de merde! » lâche l’autre avec une véhémence feinte.
« Putain de cadres, sortez vos doigts du cul! » rage un autre en gloussant.
Ils ont pourtant l’air d’être tous cadre. Rasés de près, ils sont presque tous en chemise si ce n’est en costard.
Le véhicule progresse maladroitement le long de l’arrêt. Il n’est plus qu’à quelques mètres de Patrick. L’un d’eux s’adresse directement à lui: « Allez monte! Tu pues la résignation jusqu’ici. T’as pas envie d’aller travailler. Aujourd’hui on te fait le cadeau dont tu rêves! »
Patrick fait un rapide calcul. Les départs volontaires pleuvent chez Détresse Technologie. Et le mois prochain tous les prestataires vont être renvoyés. Il va se retrouver en inter-contrat et certainement se faire virer. Et puis ça fait longtemps qu’il n’y croit plus. Sentimentalement, c’est le néant total depuis son entrée dans la vie active. Sans parler du rythme parisien étouffant. Plus le temps de penser. Plus le temps de séduire. Plus le temps de baiser… Plus envie.
Il monte à bord de la navette. Les gars à l’intérieur de la navette hurlent de joie et lui assènent de franches tapes dans le dos en signe d’approbation.
On lui fait une place. Il enlève sa veste et son pull. L’atmosphère à l’intérieur est chaude et moite. Ça sent le mâle. Il note à ce sujet que la gente féminine est complètement exclue de la composition de la navette. Heureusement pour elle.
Son regard balaye les visages, les cadavres de bouteilles et emballages jonchant le sol, les vêtement mélangés… Ça fait combien de jours qu’ils vivent là dedans?
Ils s’envoient tous des shots, très régulièrement. L’autoradio diffuse de la salsa à plein volume.
L’un d’eux se présente à Patrick. Il s’appelle François, et a noué sa cravate autour de sa tête. Il n’a pas l’air bien malin. C’est peut-être du au fait qu’il est complètement saoul et qu’il vient de lâcher un rot bruyant après avoir prononcé son prénom pour se présenter. Son haleine empeste l’alcool. Les vapeurs qu’elle dégage au gré de ses paroles décousues étourdissent Patrick.
Il prépare un shot et le tend fraternellement à Patrick.
« Faut le boire très vite. » s’exclame-t-il. « Comme ça, ça te pète la tête! »
Débute une journée inhabituelle. Enfin!
Le véhicule est pris dans les embouteillages. C’est le bordel. Mais pour une fois c’est agréable. Patrick jette un coup d’œil en direction du chauffeur. Il est naturellement lui même saoul, une bouteille de rhum blanc « Damoiseau » sévèrement entamée calée entre ses cuisses.
Patrick apprend qu’il s’appelle Franck, surnommé Francky en raison de ses origines guadeloupéennes, son penchant pour le rhum, son goût pour les blagues graveleuses et la chair fraiche. Il est chauffeur à la RATP depuis 25 ans. Hier soir il s’est fait viré suite à un contrôle surprise d’alcoolémie. Dans la matinée, il s’est introduit à l’intérieur du dépôt RATP et a volé un véhicule. Ce matin, plus besoin de se cacher, Francky peut boire au grand jour.
« J’ai certainement bu autant de litres dans ma vie qu’un bus peut consommer d’essence en une année entière. Mais je gère. 25 ans de conduite et pas un seul accident. »
Francky manque de conclure sa phrase en nous encastrant dans l’arrière d’une voiture. S’en suivent quelques ricanements alcoolisés.
Les autres membres de la navette finissent également par se présenter, mais Patrick mélange et oublie déjà tous les prénoms. Et puis tout le monde s’en fout ici, il suffit juste de produire un grognement sonore en direction de son interlocuteur pour s’adresser à lui.
« Raconte nous tout Patou, je peux t’appeler Patou? » braille le voisin de François. Il se fait surnommer « Animal ». Il est petit, gras, assez vilain et s’agite beaucoup de manière désarticulée en parlant très fort et indistinctement. Son imposante mâchoire est enveloppée d’une vieille barbe mal entretenue. Son infecte sourire laisse apparaitre des dents jaunies. C’est vrai qu’il a l’air d’un animal.
Il explique à Patrick qu’après avoir un peu bu, il éprouve de terrible difficultés d’élocution. Il est par exemple impossible pour lui de prononcer le prénom de Patrick.
« Pratique! » beugle-t-il. « Pratique! », essaye-t-il à nouveau.
La démonstration est concluante. Patrick accepte volontiers son nouveau surnom. Encore aurait-t-il préféré « Pat’ ».
La navette roule sur les quais de la Seine. Elle passe devant le Pont des Arts. Patrick se souvient qu’il y a quatre ans il arrivait à Paris. Il s’était promené et laissé perdre aux hasards des rues tortueuses du quartier latin. Il était arrivé par hasard sur le Pont des Arts. La nuit était déjà tombée. Il s’était approché de la rambarde et s’était allumé une cigarette. Elle avait meilleur goût que jamais. Il avait regardé la ville qui brillait de ses milles lumières, les bateaux mouches qui passaient sous le pont, le faisceau que projetait la Tour Eiffel à l’infini. Il avait envie de posséder la ville. Il se sentait libre de circuler partout, d’arpenter les rues indéfiniment à la poursuite de nouvelles rencontres et aventures.
Aujourd’hui, c’est la ville qui le possède. Ce pont n’a plus le même attrait. Paris n’a plus le même goût. Patrick n’est plus libre.

L’heure est au ravitaillement. L’équipage de la navette fait une liste de tout ce dont il a besoin. Le groupe tombe rapidement d’accord sur trois éléments indispensables: l’alcool, les cigarettes, et la beuh.
La navette marque un arrêt à Barbès. Francky sort de celle-ci et s’approche d’un pakistanais qui fait griller du maïs sur un cadis. Francky lui tend quelques billets et reçoit en échange un pochon de beuh plutôt volumineux. Comment Patrick a pu être assez naïf pour imaginer que la cuisson de maïs pouvait être assez lucrative comme activité principale?
Au rayon alcool du supermarché, l’équipage de la navette interdite déambule. Ils optent pour l’achat d’un vin en cubi bon marché.

De retour dans la navette, un des gars parle de sa boîte: il s’agit d’Altrin ou Altin. De toute façon on a jamais compris ce qui les différenciaient, même leurs noms se confondent. Ce gars s’appelle Jean-Luc et est complètement con. Il est atteint une diarrhée verbale aiguë. Tout ce qu’il dit est inintéressant au possible. Personne ne l’écoute vraiment. Il ne cesse de geindre, d’évoquer des sentiments de culpabilités quant à sa présence dans la navette, son absence du bureau. Il ne comprend pas vraiment ce qu’il fait là, comme tout le monde. Mais à la différence des autres, ça ne lui plait pas et il souhaite retourner au bureau. L’ensemble de l’équipage tient à lui rendre un dernier service.
La navette s’arrête devant le siège d’Altrin (ou d’Altin).
« Merci les gars! » lance Jean-Luc avec une sincérité qui aurait presque touché le groupe s’il n’allait pas mettre un terme à la carrière de Jean-Luc.
Le plan est simple: ils accompagneraient Jean-Luc à l’intérieur de du bâtiment, puis chacun s’équiperait d’un extincteur trouvé au hasard d’un open space. Armés chacun d’un extincteur, ils attaqueraient alors le personnel à coup de jet de mousse et viseraient les transformateurs des unités centrales pour provoquer un maximum de perte.
Il faudrait ensuite pénétrer le bureau du PDG. À ce stade le plan n’était plus très clair. Plusieurs options s’offraient à eux comme le kidnapper et demander une rançon. Mais personne ne voudrait de lui de toute façon.

De retour dans la navette, l’équipage est hilare: tout s’était déroulé à merveille! Ils n’avaient eu aucun mal à s’infiltrer à l’intérieur du bâtiment malgré les réticences de Jean-Luc qui ne comprenait pas très bien ce qui se passait. Ils ont pris ensuite un plaisir certain à arroser les employés, pris au dépourvu, ne sachant pas s’il fallait exprimer de la colère ou de l’enchantement. Ils devaient certainement penser à une petite farce de la direction, bien que ne soit pas son genre, ou à une caméra cachée… Beaucoup ont même salué cette intervention. À l’étage Direction des services informatiques, ils se firent accueillir sous une avalanche d’applaudissement! Aucune intervention de la sécurité. Du gâteau!
Contre toute attente, le PDG fit chaleureusement tous ses remerciements à Francky. Il lui confia qu’il n’en pouvait plus, qu’il ne savait plus comment s’extraire de sa position de PDG. Il fit même part à Francky qu’il avait déjà songé lui-même à orchestrer une intervention similaire. Il invita l’ensemble de l’équipage de la navette à partager son meilleur champagne.
Pendant ce temps aux différents étages d’Altin (ou Altrin, le groupe n’a jamais su), c’était l’hystérie générale. Les employés poursuivaient des batailles d’extincteur endiablées. Les boxs des open spaces faisaient office de meurtrières.

Une fois remis de leurs émotions, l’équipage de la navette décide unanimement de faire la sortie des lycées pour récupérer de jeunes minettes. Cap vers les quartiers bourgeois: le cinquième ou le sixième. À eux les jeunes bourgeoises!
La navette se gare aux alentours de Port Royal. L’exaspération se fait rapidement ressentir par tous en voyant les lycéens avec leur veste en cuir, leur coupe de cheveux faussement exubérante et leur air suffisant. Des faux rockers, des imposteurs. Les lycéennes piaillent, leurs maigres quotients intellectuelles s’annihilent, une distance abyssale les sépare de cette génération.
Animal n’en peut plus, il ne supporte plus cette profusion de chaire fraiche. Son visage est crispé, il transpire le sperme rance. Il est à l’affût. Il a l’air dangereux.
Patrick et François parviennent à échanger quelques phrases avec trois ravissantes lycéennes. Celles-ci ont l’air sympathique. Elles leurs sourient de manière presque encourageante. Patrick se sent vieux, contrairement à Francky qui semble être dans son élément. Il parle fort et son rire est communicatif. Son aisance déguise toute tentative de séduction. Il s’agit d’un moment d’échange agréable passés entre personne d’horizons différents. Patrick en prend de la graine.
De son côté, François tente de calmer Animal, qui vagabonde sur le trottoir du lycée en laissant glisser ses mains sur les fesses des lycéennes sous une pluie d’invectives.
« J’ai envie de les piner! » répète-t-il inlassablement. La frustration se lit sur le visage du pauvre Animal.
Les trois lycéennes font comprendre avec courtoisie à Francky et Patrick qu’elles doivent aller manger, rejoindre des amis ou quelque chose comme ça. L’une d’elle est particulièrement mignonne et très enthousiaste. Patrick se laisse aller à imaginer échanger un numéro de téléphone. Un léger sentiment de honte le traverse au moment où il se dit qu’il aimerait l’isoler. Le contexte s’y prête mal: il est midi, Patrick est saoul, et cette jeune fille doit avoir à peine seize ans.
Patrick se dit qu’il n’a jamais été amoureux de quelqu’un. Il est amoureux en général. Il est amoureux des filles, mais pas d’une seule. Il peut facilement tomber amoureux plusieurs fois par jour. Est-ce la conséquence d’une hypersensibilité, ou au contraire le résultat d’une profonde désillusion? Peut-être leurs conjugaisons. Une chose est sûre, Patrick est loin d’être seul dans son cas et n’en souffre pas moins.
« Les femmes, il faut pas les aimer, il faut les buriner. » conclut Francky arborant une expression à la fois pleine de détermination et de sagesse.

La navette fait cap vers le dix-huitième arrondissement en ce début d’après midi. À peine garé, Animal pisse dans la fontaine place Pigalle, insulte les jeunes filles qu’il croise, et se jette à l’intérieur du premier Sex Shop qu’il trouve. Il commande une stripteaseuse. Celle-ci est atroce. Elle est vieille, ses cuisses sont grasses et fripées. Elle dégoûte Patrick. Animal a l’air satisfait.

En sortant du sex shop, Francky invite le groupe à consommer « les meilleurs mojitos de toute la ville » boulevard Pigalle. Le groupe s’installe en terrasse, malgré les conditions climatiques intenables. Animal vomit par dessus son épaule en apostrophant les jeunes filles.
Il les invite à prendre un verre. L’invitation est évidemment déclinée par toutes.

En faisant route vers la navette, un punk anarchiste – ainsi s’est-il présenté – tend à François un tract concernant une soirée dans un squat. C’est peut-être le seul endroit dans Paris qui accepterait encore Animal après cette journée.
Quelque part dans le dix-neuvième, la navette s’arrête à proximité d’un gigantesque immeuble désaffecté. Une musique électronique provient de l’immeuble et martèle la rue. Les basses raisonnent à l’intérieur de la navette. Le son est démesurément élevé. La fête s’étend aux rues voisines. C’est le quartier entier qui est prit d’assaut par les punks!

Une fois à l’intérieur du squat, Animal fait connaissance de La Bestiole, une fort vilaine jeune fille laissant échapper de sa bouche de la fumée de cigarette aussi abondamment que les injures qu’elle profère continuellement dans un insoutenable râle. De gros lacets noirs viennent s’enrouler autour de ses grosses jambes jusqu’au haut de ses cuisse s’apparentant à deux morceaux de jambons ficelés. La Bestiole est d’un fort beau gabarit: un gros bout de bonne femme. Dans le milieu de la nuit, elle est également surnommée Le Gigot. Ses cheveux sont rouges, elle est habillée entièrement en cuire. Sa peau est grasse et luisante. Animal salive.

Un jet d’urine déferle sur la cabine du DJ. François a le point levé, ses hurlements de jubilation sont couverts par le niveau sonore ambiant.
DJ Big Mama s’extrait de la cabine. Les lumières multicolores des projecteurs se reflètent sur son crane chauve et noir. Il fait deux têtes de plus que François, probablement le double de son poids, et a l’air de peu apprécier son numéro. DJ Big Mama est face à François. Un dernier jet d’urine se déverse sur les chaussures de DJ Big Mama. Un duel se prépare…
« Homosexuel! » lance François en appuyant chaque syllabe.
La réaction de DJ Big Mama ne se fait pas attendre. Il envoie à François une droite en plein visage. François voltige et s’écrase sur le dance floor le sexe à l’air.

Pendant ce temps, le regard de Patrick s’arrête net sur une jeune fille assise seule sur un bord de trottoir. Son visage est rayonnant. Patrick est étonné qu’elle ne soit pas accompagnée, ne fusse que pendant quelques secondes. Elle est bien habillée, contrastant nettement avec le mauvais goût ambiant. Patrick s’approche d’elle pour lui demander une clope. Elle l’invite à partager un bout de trottoir. Patrick s’assoit. Voyant que le style vestimentaire de Patrick appartient à celui du jeune cadre dynamique, elle dit à Patrick d’une voix posée, douce et chaude:
« Tu perds ta vie à la gagner. Quand bien même tu finirais par la gagner largement: tu seras vieux et tes désirs auront disparus.
La valeur « travail » est une blague, une supercherie, une provocation. Il faut réagir.
La vie active est un purgatoire. Il n’y a pas de paradis, autant rejoindre tout de suite l’enfer. C’est ici!
Quelque soit leur milieu social, les gens ici l’ont compris. Ils ont arrêté d’espérer et ont abandonné.
Ils ont accepté de se perdre. Mieux, ils aiment se perdre.
Aujourd’hui ils se sentent vivre, chaque jour un peu plus.
La réussite professionnelle, sociale, l’équilibre, l’amour sont des leurres inventés par l’humanité pour maintenir une société dans l’ordre.
L’Amour est une invention ridicule, un mensonge exclusif.
Notre génération est celle des amours non prémédités, ceux qui n’attendent pas et doivent être consommés immédiatement. »
Elle avait prononcé cette dernière phrase d’une voix suave, en insistant sur chaque mot, fixant Patrick d’un regard pénétrant.
Patrick est décontenancé face à tant d’aplomb, face à un discours aussi direct et désabusé, émanant d’un somptueux visage aux expressions si angéliques. Elle venait de parler d’un trait sans laisser le temps à Patrick de réagir.
Que dire de plus? Elle avait raison. Patrick se demande quelles ont pu être ses expériences pour arriver aussi rapidement à cette conclusion, quelque peu manichéenne mais qui n’en est pas moins recevable. Et suggère-t-elle également à tous les hommes qu’elle croise de coucher avec elle?
Elle tire longuement sur sa cigarette, plongeant Patrick dans un vide infini ne sachant que répondre. Le trottoir est glacial. Patrick se demande si les magnifiques fesses de cette jeune fille sont aussi froides que les siennes. Cette dernière interrogation manque de substance pour poursuivre dignement la conversation.
« Je m’appelle Romina. » dit-elle pour débloquer la situation et accessoirement pour se présenter.
« Pratique! » laissa échapper Patrick en lui tendant spontanément la main comme si elle allait la toper. « Euh… Je veux dire Patrick ». Patrick vire écarlate. Ce connard d’Animal l’a appelé « Pratique » toute la journée. On dirait que c’est contagieux. Patrick espère ne pas encore avoir contracté également l’allure d’Animal. Pourvu que la transformation ne se finalise pas dans les heures qui suivent.
« Tu as du mal à prononcer ton nom? » s’amuse-t-elle sans pour autant avoir l’air de porter de jugement sur l’élocution nouvellement défaillante de Patrick.
« Romina, c’est très joli. » tente de rebondir Patrick en faisant diversion.
Patrick est un petit peu exaspéré par la tournure absurde que prend la situation. Il l’embrasse longuement pour y remédier.

Soudainement, un bruit de déflagration retentit. L’immeuble assiégé par les punks est soufflé en une gerbe de ciment et de fumée épaisse. Un mouvement de panique gagne la rue. À peine relevé, Romina et Patrick sont séparés, puis happés par la foule hystérique. On apprendrait le lendemain dans le journal qu’il s’agissait d’une fortuite erreur de calcul de la part de ERTZ concernant la trajectoire d’un missile, arrangeant probablement la municipalité ne sachant que faire pour évincer tous ces punks de cet immeuble désaffecté.

Romina, une fois revenue chez elle après sa soirée, se couche seule dans son lit froid. Elle est un peu triste, elle, au naturel si pétillant, si détaché. Elle repense à Patrick en se disant qu’il aurait fait un bon petit ami. Mais les choses sont ainsi faites, aussi Romina est-elle fidèle à ses convictions. Elle ne veut en aucun cas être liée, s’attacher à quoique ce soit ou à qui ce soit en ce bas monde. Patrick est un souvenir, une occasion regrettée.

Dans le métro, Patrick se sent soudain au début de quelque chose. Au début d’une nouvelle ère. Une vieille femme voilée fait alors irruption dans la rame en chantant à tue tête. Cela ne gêne nullement le cours des pensées de Patrick. L’impression que tout est possible l’envahit, que tout reste encore à faire, à écrire. Son être est gagné par un sentiment virginal et enivrant. Il est d’ailleurs toujours ivre.
Comment a-t-il pu s’engager dans une telle voie? Son boulot, ses collègues, au fond il s’en fout complètement.
La balancement des fesses d’une jeune fille quittant la rame lui inspire le commencement d’une vie nouvelle.
« Quitte ton boulot! » souffle le vent au travers des fenêtres du wagon.
« Quitte Paris! » grince les freins du métro contre le métal des rails.
« Trippe! »
« Courir après la reconnaissance n’apporte rien! » se fait entendre au loin un doux murmure de Romina.
En voyageant on ne se trompe pas.
Demain, Patrick partirait au petit matin sur un vol long-courrier sans dire rien à personne.

Le taxi

Un soir en sortant du bureau, j’ai manqué d’être fauché par un taxi. Ceci m’a inspiré ces quelques lignes:

Je sors du bureau et cours pour attraper mon bus.
Le cadrant de mon téléphone affiche 3 minutes, c’est le compte à rebours de ma mort.
Je me fais percuter par un taxi à pleine vitesse, sans même le voir ni l’entendre.
Je suis sur le macadam froid, regarde le taxi, la zone d’activité, l’expression grave des rares personnes autour de moi.
Une existence froide et brève.
Du sang s’étend sur le béton.
C’est absurde.
Le cadrant du téléphone est brisé, il tient toujours dans ma main.
Il affiche zéro minute.
Je songe que je n’ai rien accompli.
Je pensais que la vie était devant moi, que j’étais encore en phase d’initialisation.
Je ne peux rien faire, je ne peux plus bouger.
Malgré toute la technologie qui existe,  je ne peux pas lancer un dernier signe de vie à mes proches. Je n’ai pu qu’à accepter la mort.
Je pensais que j’allais mourir d’un cancer, d’une catastrophe naturelle ou d’un attentat.
Un voile noir se forme devant mes yeux.
Je crois que je suis aveugle.
Ma dernière vision est donc celle de mon smartphone: la technologie que j’ai servie, dont j’ai été l’esclave, me nargue.
Je n’entends plus rien autour de moi. Le silence s’installe.
Je suis sourd.
Mes sens ne répondent plus mais je pense encore.
Est-ce cela la mort? Le début d’une spiritualité absolue.
Mes souvenirs, mes rêves, tout est si flou, comme si ils appartenaient à quelqu’un d’autre, comme s’ils m’avaient été rapportés, comme si je n’avais jamais réellement été moi-même.
Je n’aurais laissé aucune trace. J’emporte tout avec moi, c’est à dire bien peu de choses, c’est regrettable.
Je me rends compte que je n’ai jamais fait de réels choix.
Les quatre dernières années de ma vie passée à servir une entreprise, à passer au second plan de ma propre vie pour un quotidien confortablement chiant.
C’est terminé. Je ne peux pas reprendre la partie. Amère découverte.
Je me rends compte que je suis faux.
Je suis une version factice de moi-même.
Je ne sais même pas qui se cache réellement derrière cette version.
Y-a-t-il vraiment quelqu’un?
Mes faux discours carpe diem…
C’est terrible de se rendre compte à quel point il y a peu de variable à l’entité que nous avons été, qu’elle n’a fait que subir et penser des choses fausses. Les discours, l’apparence, même les pensées sont pour la plupart subies.
Il est trop tard pour découvrir le monde.
Pour vider mon compte en banque dont le contenu est aussi inutile que l’a été dernièrement ma vie.
J’ai toujours dit que j’allais mourir jeune, mais au fond, je n’y croyais pas. Cela conférait un aspect héroïque à mes propos.
Vingt-sept ans, les fameux vingt-sept ans. Je découvre qu’on peut très bien mourir à vingt-sept ans et n’avoir rien créé. C’est d’ailleurs le cas pour la plupart des gens qui meurent à vingt-sept ans, tout comme pour la plupart des gens qui meurent à un tout autre âge.
Je sens débuter comme une douce étreinte.
La proximité de la mort est réconfortante.

Hamburgers

Je déambulais dans les rues de Saint-Germain-des-Prés, sans but, un hamburger à la main. Au fil de ma promenade, je sentais des regards pleins de mépris et de dédain se poser sur moi. À la manière d’un système informatique de détection d’intrusion, j’étais repéré par des centaines de petits agents que constituaient les passants. Je sentais que je perturbais la dynamique du quartier, que mon comportement pouvait être perçu comme suspect.
Juste un type qui mange des hamburgers…

Je tiens avant toute chose à présenter vers l’au-delà mes plus plates excuses à Rudyard Kipling pour les lignes qui suivent.

Si tu peux voir détruit le fruit de ton projet,
Et sans même écrire un mail, te remettre à spécifier,
Ou perdre en un seul clic le travail d’une journée,
Sans un geste et sans un soupir;
Si tu parviens à sourire alors que tu es excédé,
Si tu peux être un geek, sans devenir un nerd,
Et, te sentant haï, sans haïr à ton tour,
Ne pas lutter ou te défendre;

Si tu peux supporter d’entendre tes paroles,
Travesties par les commerciaux pour exciter les managers,
Et d’entendre mentir sur toi leurs bouches folles,
En conservant ton sourire, feignant la bonne humeur;
Si tu peux perdre ta dignité au profit d’un projet,
Si tu sais être corporate en conseillant tes chefs,
Si tu peux aimer tous tes collègues en frères,
Sans qu’aucun d’eux ne te retiennent après 18 heures;

Si tu sais la fermer, travailler et foncer,
Sans jamais t’arrêter, réfléchir, ou méditer,
Ou pire, rêver, et laisser un rêve prendre le pas sur l’urgence,
Ou encore s’aventurer à penser et être considéré comme un glandeur;
Si tu peux anticiper sans jamais devancer,
Si tu peux renoncer à ton égo, sans cesser d’exister,
Si tu peux être mauvais, sans jamais le montrer,
Sans t’énerver ou insulter;

Si tu peux accepter mission sur mission,
Et au fil des années voir ton salaire se geler,
Si tu peux conserver ton sang froid et ton appartement,
Quand tous les autres les perdront;
Alors, pour les commerciaux, managers, clients, et collègues,
Tu ne seras à jamais que l’esclave soumis,
Et, ce qui vaut bien mieux que la stabilité et l’ennui,

Tu seras prestataire, mon fils.

Lucius Callaghan